Dossier N°1 – Mise à Jour 2021 (cliquez ici pour la version 2020)
IBM : la stratégie de la dernière chance ?
Analyse mise à jour en septembre 2021
Dès 2017, nous avions mis en évidence dans notre dossier d’analyse les causes d’une décennie de dégradation de la corporation IBM, et l’incertitude inédite sur sa pérennité. Dès 2020, nous nous inquiétions sur le sort de la division des services d’infrastructure GTS et voilà qu’aujourd’hui IBM s’est « délesté » de GTS IS devenu Kyndryl. Les faits nous ont malheureusement donné raison, Il est avéré qu’IBM s’est laissé distancer sur la plupart de ses segments de marché, et que les perspectives sont pour le moins… nébuleuses.
IBM opère un virage machines en avant toutes vers le cloud. Mais au fait, c’est quoi le cloud ?
En français, on peut l’appeler l’infonuage : la fourniture de capacités informatiques infogérées à distance. Ces capacités peuvent être des infrastructures, des plateformes, des logiciels, des services. Le tout se fonde sur une logique de standardisation et d’automatisation, qui permet de fortement baisser les coûts de ces prestations. Elles sont facturées selon l’utilisation. L’informatique passe ainsi, d’une logique de vente à l’unité d’offres sur mesure, à une nouvelle logique de vente à grand débit d’offres standards.
À l’heure de la pandémie qui conduit à numériser tous azimuts, le cloud est devenu « la mère des batailles ». Malheureusement, IBM a accumulé beaucoup de retard, d’où ses difficultés. Nous revenons en 2021 sur la santé de la corporation IBM, sa position concurrentielle et ses perspectives économiques (nous traiterons d’IBM en France dans un dossier séparé). Ci-dessous le constat des faits et des chiffres.
Où en est-on ? Les faits et les chiffres parlent d’eux-mêmes
Le Chiffre d’affaires de la Corporation dégringole régulièrement depuis 2011. Il atteignait 107 milliards de $ en 2011 contre seulement 73,6 milliards en 2020, soit un décrochage de 31% en 9 ans ! Et ceci, même en consolidant le chiffre d’affaires de Red Hat (4 milliards, en croissance de 18%). IBM est le seul acteur mondial de high-tech à avoir ainsi dévissé…
Les concurrents ont multiplié leur chiffre d’affaires, allant jusqu’à le doubler sur la période 2011-2020, voire le quadrupler (vous lisez bien – en l’occurrence, c’est Apple). Microsoft dépasse de très loin IBM. Prenons les chiffres de l’exercice 2020/2021 : chiffre d’affaires de 168 milliards, croissance de +18%, dont plus de 59 milliards générés par son cloud commercial Azure !
Toutefois, il faut noter qu’IBM est le seul acteur mondial combinant HW, SW & Services : c’est un facteur d’équilibre les mauvaises années. Mais cet avantage se réduit depuis la scission Kyndryl. Au total, cette dernière décennie n’est vraiment pas glorieuse pour Big Blue… Ou doit-on l’appeler maintenant Smaller Blue ?
IBM pâtit des non-choix passés. IBM est devenu un simple acteur du peloton, qui pourrait être écrasé par les plus gros ou mis à mal par de petits acteurs plus agiles. En 2017, nous écrivions déjà que : « Pendant plus d’une dizaine d’années, au lieu de consacrer les bénéfices réalisés à monter en puissance tôt pour éviter que les concurrents ne s’installent aux premières places, IBM a privilégié les actionnaires qui ont capté l’essentiel des bénéfices. IBM s’obstine et continue à privilégier le bénéfice par action au détriment de l’investissement et (accessoirement !) des formations et des salaires. IBM traîne une image, certes encore globalement bonne, mais plutôt d’une informatique ‘à la papa’, solide, chère et vieillotte. » Image difficile à changer quand les moyens humains manquent cruellement sur le terrain, dans les projets, et que la « Customer Satisfaction » fait des yoyos.
IBM a accumulé les échecs et revers. IBM s’est escrimé à ouvrir de nouveaux marchés, avec grand battage médiatique, sans parvenir à les rentabiliser : l’On demand, puis la stratégie CAMSS ont fait long feu : le succès n’a été que mesuré pour l’Analytique, la Mobilité, la Sécurité ; la suite de logiciels collaboratifs (Lotus Notes, Connections, Sametime) ont dû être vendus ; nous étions précurseurs de l’Intelligence Artificielle (le Cognitif), grâce à Deep Blue et Jeopardy, mais les retours financiers sont encore modestes, malgré notre publicité somptuaire et mirobolante, car nous butons sur des marchés fragmentés et des concurrents bien affûtés ; de même pour l’Ordinateur Quantique. Enfin, IBM a abandonné ses logiciels de gestion interne (au profit de stars du marché comme Concur, Workday, SAP) — une retraite de plus. La gestion stratégique de l’équipe dirigeante s’est avérée déplorable par rapport aux résultats des concurrents. Ah, le temps où les manageurs disaient aux IBMers : « Vous n’êtes pas là pour faire aussi bien que le marché, mais pour faire mieux que celui-ci. »
L’activité génère moins d’argent disponible. C’est inquiétant : les flux nets de trésorerie d’IBM venus des activités d’exploitation, 15 milliards $ en 2019, sont beaucoup plus faibles que ceux des autres acteurs mondiaux qui avoisinent 40 à 50 milliards (Google, Microsoft, Amazon, Samsung). À noter une certaine amélioration en 2020, à l’instar des leaders. Notons qu’IBM, qui dispose de moins de moyens financiers, a misé gros sur Red Hat — sans retour à la hauteur pour l’instant.
L’endettement net d’IBM est dégradé. À la suite du rachat de Red Hat (34 milliards $), l’endettement avait bondi à 55 milliards. Il reste lourd, limitant nos marges de manœuvre. La dette financière nette est encore dans la zone rouge car elle est supérieure à 2,5 fois le résultat (il s’agit du résultat EBITDA qui est hors impôts, charges, amortissements et provisions). À noter toutefois qu’une part de cette dette sert à l’activité de financement (IGF) et qu’IBM a un peu réduit sa dette en 2020 grâce au cash-flow généré.
Les investissements surnagent à la moyenne du secteur loin derrière les GAFAM. Soit pour IBM environ 8% du chiffre d’affaires en 2020 contre 11 à 16 % pour Amazon, Microsoft et Google. On ne récolte que ce que l’on sème.
Les dépenses d’IBM en R&D sont plus faibles en pourcentage du chiffre d’affaires que celles de la plupart des grands acteurs de l’informatique. Sans compter qu’en valeur absolue, l’écart devient un fossé face aux trois leaders du cloud !
La nécessaire transformation de l’offre IBM
IBM peine sur la route de la « transformation. IBM communique sur un indicateur, le % de la transformation. Il n’atteint que 34% même avec Red Hat, et d’ailleurs ce chiffre est invérifiable. IBM a certes lancé de nouvelles offres, mais il y a de nombreux points d’interrogation.
L’offre Cloud d’IBM est loin des leaders Amazon, Microsoft et Google. IBM est largement dépassé sur le cloud public et privé. Même le cloud souverain, où la sécurité est prépondérante, échappe à IBM. Voyez la récente réussite de Google qui capture le marché du cloud gouvernemental allemand (avec T-Systems).
Les logiciels SW traditionnels sont en dépression à cause de l’infonuage et de la généralisation de l’opensource.
Les nouveaux logiciels peinent à délivrer leurs promesses : Watson réalise peu de ventes et pourrait être pénalisé par le retard pris par l’infonuage IBM, face aux solutions propriétaires des « GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft…). Idem pour l’Analyse de données, la Sécurité, l’Edge Computing…
GBS doit infléchir son cap : aux services de transformation numérique (relancés depuis quelques années grâce à la généralisation des smartphones), il faut désormais fournir des services plus techniques de transition vers le cloud.
Enfin, les Serveurs n’engrangent pas ou peu de nouveaux clients Z.
IBM n’est pas assez présent dans les directions « métiers » des clients. Nous écrivions l’an dernier que nos Ingénieurs d’Affaires poussaient facilement la porte des directions informatiques de nos clients mais moins facilement celle des directions « métier » que nos petits amis d’Accenture et Microsoft, par exemple, courtisent. Ces directions métiers, de plus en plus prescriptrices des solutions techniques, pensent d’abord aux GAFAM pour leurs dépenses informatiques. Ajoutez à cela que les cycles commerciaux sont de plus en plus courts —ce qui favorise les acteurs plus réactifs, plus souples, y compris les Business Partners d’hier… Ce n’est pas le cas d’IBM à l’écosystème en devenir, aux tarifications pesantes et aux processus internes lourds. Et nous venons de réduire les effectifs des commerciaux (Go to Market 2021).
IBM a négligé le métier des clients en se lançant dans son virage indispensable vers les nouvelles technologies. Bien sûr tout le monde doit parler technique, ‘hybrid cloud’ etc. Mais la vente de solutions complexes et adaptées nécessite des experts métiers expérimentés, à l’abri des oukases du TU (taux d’utilisation des personnels de service). Ce point, que nous avions identifié en 2017, reste à ce jour un angle mort.
La stratégie actuelle
Arvind Krishna a exposé sa vision dans le rapport annuel 2020 aux actionnaires. Elle consiste à jouer un rôle clé sur les tendances lourdes du marché, à savoir le cloud hybride, l’intelligence artificielle et l’analyse de données. Le marché du cloud hybride se monterait à mille milliards de $. Nous nous focalisons sur les logiciels pour le cloud, sur la plateforme technique. La moitié de l’IBM d’aujourd’hui réalise déjà cette vision, les services GBS « augmentent la consommation d’informatique sur notre plateforme, en accélérant le voyage de nos clients vers le cloud hybride et en infusant de l’intelligence artificielle dans les processus tout en tirant partie de l’écosystème et des partenariats ».
Mais, le cloud hybride c’est quoi ? Certaines entreprises ont réparti leurs informatiques à plusieurs endroits : pour partie sur leur propre site (gérance en propre) ou en infogérance traditionnelle (comme le faisait GTS IS) ; pour partie dans des clouds publics (ouverts à tous, standards et moins chers) ; pour partie dans un cloud privé (qui leur est réservé pour plus de personnalisation, sécurité et confidentialité). Le cloud hybride promet de gérer cette multiplicité des environnements en les coordonnant et en partageant les fonctions et les données.
Au cœur de cette stratégie, la division Cloud & Cognitive. Elle fournit des suites logicielles (Cloud Paks), qui agrègent différents logiciels du catalogue Software, autour d’une thématique (sécurité, automatisation, donnée…).
En écoutant Arvind Krishna, un doute survient. Et si les autres activités d’IBM étaient reléguées au second rang ? Comme Systems, dont l’ex GTS TSS, GBS etc. Ce n’est pas, au moins dans le discours, ce qu’annonce IBM : par exemple GBS vient d’annoncer qu’elle va s’adapter ‘pour parler métier’ aux directeurs afin d’ouvrir les portes et capter les gros projets de transformation. Mais nous attendons de voir quels seront les moyens effectivement déployés, au-delà du discours.
Le modèle commercial est lui aussi ‘épuré’. L’éternel dilemme d’IBM, c’est soit de privilégier les très gros clients rentables, soit d’élargir la base de clients. IBM a tranché en diminuant le nombre de commerciaux. Le mode d’accès aux marchés (Go to Market) ne prévoit que deux segments : Industrie (500 très grands clients mondiaux avec un ingénieur d’affaires dédié qui propose toutes les offres de la compagnie en développant l’intimité client) et Technologie (les autres grands clients avec plusieurs commerciaux, un pour chaque offre). Tous les clients de moindre importance sont relégués au réseau de partenaires. À noter la volonté de démontrer aux clients la valeur de nos produits grâce au centre de démonstration ‘Garage’.
Nous avons discuté de cette stratégie avec de nombreux collègues à tous niveaux hiérarchiques, et ils sont dubitatifs.
Les handicaps qui continuent à peser sur l’avenir d’IBM
Nous ne sommes pas en avance sur le cloud. Les investisseurs ne sont pas fous : nous constatons que le cours d’IBM ne révèle pas d’anticipations de croissance ; “IBM is a big strong company, but they’ve got big strong competitors too.” concluait Warren Buffet en retirant ses billes d’IBM. Les grands groupes, en baisse durable de chiffre d’affaires, ont souvent disparu ou été vendus par morceaux (DEC, Kodak).
Le diagramme ci-contre, présenté au comité d’entreprise par le cabinet d’experts Sextant illustre la petite position d’IBM en 2020 sur le cloud !
Ah oui, IBM plaide qu’elle se place dans un sous-segment, le ‘cloud hybride’, pour éviter cette comparaison frontale …
Mais les gros acteurs attaquent déjà ce marché qui n’est pas son apanage …
Nous écrivions l’an dernier : « IBM peut-il faire faillite ? On ne saurait l’affirmer dans l’immédiat, mais des moments déchirants ne peuvent être exclus. » Nous venons de subir deux déchirements, le PSE et Kyndryl. Et il ne suffit pas de faire le gros dos pendant la « transformation » : nous restons dans l’expectative sur la capacité d’IBM à se distinguer par une offre à haute valeur ajoutée qui seule permettrait de maintenir le modèle d’entreprise et ses baronnies.
Comme d’habitude, pour épater la galerie, IBM se pique de formules dithyrambiques : « Virtual Enterprise » ; « Double down on Big Bets » ; « Embed exponential technologies into Intelligent Workflows » ; « Elevate Human – Technology Partnerships » ; « Mental Health and Mindful leadership » ; « Ability to de-risk our clients’ transformation journeys » (sic). À formules ronflantes, perspectives indigentes ?
L’oligarchie IBM maintient un modèle hyper centralisé qui déresponsabilise les collaborateurs et les manageurs, n’écoute pas leurs retours sur les produits, les considère comme des consommables et s’approprie la valeur ajoutée sans vergogne. Cela n’augure pas d’un avenir brillant alors que l’époque actuelle requiert souplesse, responsabilisation et inventivité.
Signe qui en dit long, IBM n’est pas dans les premières boîtes où vous rêvez de travailler (cf. Top Employers ou le classement des salariés Glassdoor). L’ère Palmisano, poursuivie par Rometty a fourvoyé IBM avec des objectifs purement financiers, Rometty tenta ensuite un redressement, mais sans transformer l’essai, et en se servant elle-même très généreusement.
Quant aux salariés, déçus et on pourrait même dire spoliés, ils espèrent qu’IBM ne travaille pas du chapeau. La compagnie accuse de nombreux retards, alors qu’elle était pionnière (e-business et on demand dans les années 2000). Une autre stratégie est-elle possible ? Cela dépasse le cadre de notre analyse, mais en tout cas IBM emprunte un chemin difficile.
De plus, IBM est coutumier de défaillances dans la mise en œuvre de ses stratégies : retards à l’allumage, investissements lacunaires et louvoiements. Certes, nous ne nous sommes pas croisé les bras, ces dernières années (agilité, design thinking, nouveaux produits, services de transformation vers le cloud etc.). Mais IBM est suiveur sur la plupart des marchés. Or le modèle IBM ne fonctionne qu’à haute valeur ajoutée (« high value quadrant ») pour justifier les marges et profits élevés. L’an dernier, nous écrivions : « À suivre quelle médecine Arvind Krishna pourrait appliquer à IBM… »
Nous avons vu !
IBM continue sa politique de rachats de sociétés, ce n’est pas mauvais en soi, mais seule la croissance interne caractérise la vitalité et donc la santé durable d’une entreprise. La dernière vraie percée technologique, Watson, n’est pas une percée commerciale, loin de là. IBM n’est plus depuis quelques années l’entreprise qui fait le marché, elle le subit. Cela fait froid dans le dos.
En conclusion, IBM joue son va-tout
Arvind Krishna rompt avec la stratégie de la grande IBM de Lou Gerstner. Cet ancien Président dont l’autobiographie s’intitulait : « J’ai fait danser un éléphant. » Il commence à s’éloigner, le temps où IBM offrait la gamme complète de solutions pour jouer sur les synergies. L’entreprise n’en a plus les moyens, l’heure est au « Focus », c’est-à-dire se concentrer sur ses forces et sur les nouveaux marchés prometteurs qui paraissent accessibles. Bref, c’est à la fois un repli stratégique et une fuite en avant.
Nous allons donc suivre, dans les trois ans, si les offres Cloud d’IBM peuvent, malgré les handicaps cités ci-dessus, s’établir solidement sur le marché. Et quel va être le niveau d’agressivité des concurrents sur le marché du cloud hybride pour les grandes entreprises ? Cela sera le facteur clé de succès d’IBM — pour sa prospérité, voire sa survie.
Notre dossier n°2, à venir, présentera trois scénarios prospectifs : le scénario bleu, le scénario gris et le scénario noir.
Dans le dossier n°3, nous analyserons la situation de trésorerie florissante d’IBM France et comment la richesse accumulée par notre travail est détournée vers la corporation IBM (société mère). Soyons clairs, la situation stratégique que nous décrivons devrait inciter la compagnie à mieux traiter ses salariés. Les traiter comme l’éternelle variable d’ajustement serait une faute stratégique. IBM aurait dû depuis longtemps s’appuyer sur un personnel reconnu et impliqué. L’évolution négative d’IBM ces dernières années en apporte la preuve, a contrario.
La CFDT considère que la Direction n’a pas le monopole de l’analyse économique de l’entreprise, et en faisant ses propres analyses, elle entend peser sur les décisions afin d’assurer un meilleur partage des efforts et de la valeur ajoutée au bénéfice des salariés.
Au sein des instances représentatives du personnel, au quotidien auprès de vous, la CFDT, se bat pour votre emploi, votre avenir et votre dignité.
Source : comptes annuels IBM France et IBM Corp. Documents de la GPEC. Rapports d’expertise auprès du CSE réalisés par le cabinet SEXTANT. Analystes externes dont Deloitte, Gartner, IDC. Les derniers éléments d’analyse ont été recueillis le 15 septembre 2021. Ce dossier est rédigé en français en évitant si possible les termes franglais ou globish.