Nous relatons dans cet article le nouveau système d’augmentation des salaires par l’IA Watson. Nous constatons l’opacité des algorithmes et beaucoup de questions restent posées sur la pertinence de ce système. Nous déplorons qu’il soit élaboré sans participation du personnel qui est le premier concerné. 

Une page est tournée !
La Direction d’IBM France vient d’annoncer que désormais, IBM fait appel à la technologie Watson d’Intelligence Artificielle pour guider les managers lors des augmentations individuelles.
La présentation faite par la direction, qui tenait en une diapo, nous a laissés sur notre faim, c’est le moins qu’on puisse dire :
  • L’algorithme est tenu secret ainsi que les indicateurs sur lesquels il s’appuie, malgré nos multiples demandes. 
  • Seuls 8 de ces indicateurs ont été dévoilés aux Organisations Syndicales, et suscitent déjà beaucoup de questions et de doutes.
L’intelligence Artificielle est une technologie émergente qui engendre beaucoup d’interrogations et de débats de société. Sans vouloir rejeter a priori les innovations, il est légitime de vouloir appliquer le principe de précaution :
  • Il faut a minima prévenir les violations possibles de certains droits respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, droit à la non-discrimination et à l’égalité entre les femmes et les hommes et plus largement droit à la dignité humaine. La commission européenne a entamé en 2021 un projet de règlement en ce sens. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:52021PC0206
  • Il faut prendre en considération, que même dans les cas où l’IA serait pertinente, elle ne sera pas capable dans un avenir prévisible de s’auto-adapter à un environnement économique et humain en pleine mutation. Watson peut-il vraiment savoir, aujourd’hui ce qui sera important demain pour l’avenir d’IBM ? 
IBM est pressée de mettre en place son IA , notamment en se servant des IBMers comme cobayes. D‘autant plus qu’elle espère vendre Watson, à toute force, à d’autres entreprises. 
Même si en théorie, il garde la main, on voit mal le manageur du troisième pont ou du deuxième entresol s’opposer à la suggestion de l’offre porte-étendard de la nouvelle IBM, d’autant plus que les budgets restent très limités ou inexistants pour certaines BU.
Nous les humains, nous gardons notre liberté de nous étonner, de contester et d’inventer le nouveau vivreensemble, y compris avec les soi-disant intelligences augmentées… et ce sont bien les seules à l’être !

Ce que nous savons sur les indicateurs 

Watson a été paramétré pour scruter 40 indicateurs différents, et s’appuyer sur ceux-ci dans ses décisions d’augmentations de salaire. Seuls, 8 de ces indicateurs ont été dévoilés aux Organisations Syndicales, qui n’ont de plus jamais eu accès à l’algorithme de Watson malgré leurs multiples demandes.
Nous vous livrons ci-dessous quelques premiers commentaires sur ces 8 indicateurs :
  • L’Indicateur sur la rareté des compétences (Skill Scarcity) : c’est un critère de marché sans doute utile à un instant T, mais à condition que l’IA s’appuie sur des données fiables et renseignées (il est possible que certains salariés n’aient pas renseigné le bon outil, et par conséquent, l’IA passe à côté de leurs réelles compétences).
  •  L’Indicateur sur le Compa-ratio ou Position Market Range (CR-PMR), il est censé comparer les salaires des différents métiers et fonctions sur le marché, et donne un ratio de l‘écart de salaire constaté (de 80% à 110%). L’IA ne propose quasiment pas d’augmentation entre 100 et 110% de CR/PMR, et plus rien au dessus de 110. En dessous de 80, un mécanisme vient automatiquement combler l’écart avec une augmentation. La problématique principale est que le référentiel des CR/PMR n’est absolument pas partagé avec les Organisations Syndicales, il est donc parfaitement impossible de contester un PMR, ou une modification du PMR. Cela se fait sans concertation. On peut questionner la pertinence des données de marché puisque l’augmentation constatée lorsqu’un      IBM quitte la compagnie est d’environ +25%.
  • L’Indicateur sur les compétences stratégiques (strategic skills) : effectivement, cet indicateur est intéressant, mais extrêmement volatile. Exemple en 2021 : la société ne trouvait plus d’intérêt à conserver une entité Digital Sales, mais en 2022, cette fonction renaît de ses cendres et recrute. Alors nous pouvons légitimement nous poser la question de savoir si cet indicateur n’est pas faussé, une compétence stratégique pour l’entreprise ne devraitelle pas être pérenne au delà de 6 mois ?
  • L’Indicateur sur la compétitivité salariale (Pay competitiveness) :  terme très chic dans la « nov-langue », certes, mais que recouvre-t-il ? Nous supputons qu’il pourrait être lié à la fonction.  Comme dans toute entreprise, chaque salarié a un rôle (pour résumer: dans les fonctions commerciales, production ou support).  Alors effectivement, les fonctions support ne rapportent pas directement des $ à l’entreprise, mais sans eux, il n’y aurait pas d’entreprise. Il est impossible de réduire la compétitivité de l’entreprise aux seuls commerciaux. Là encore, nous ignorons tout de son implémentation.
  • L’Indicateur sur le risque d’attrition (Attrition Risk) toujours la même question, sur quoi est ce basé ?  Watson avaitil prédit qu’un de nos Vice-Présidents partirait subitement à la concurrence, ou bien Watson étaitil programmé pour penser que lorsque un VP dispose de dizaines de milliers d’Euros en Stock-Options, il ne quittera jamais le navire ? Watson sera-t-il retenir nos « jeunes talents » ? 
  • L’Indicateur sur le mouvement du marché IT du pays ( Country Market Movement) :   comment juger de certains critères sans recul historique. Watson a-t-il anticipé la forte croissance du marché informatique pendant la pandémie ou l’augmentation drastique de l’inflation ?
  • L’Indicateur sur la performance (Performance) : on s’attend à le voir figurer sur une augmentation Individuelle dite « au mérite », du moment qu‘il est évalué sur des objectifs mesurables et quantifiables.
  • L‘ancienneté dans la fonction (Time in Band) : un salarié qui reste longtemps dans un rôle, où il exprime ses qualités professionnelles aux bénéfices de l’entreprise, doitil être systématiquement privé d’augmentation ?  Cela nous fait penser aux dérives du « principe de Peter«  et à la sclérose d’un système bureaucratique que nous connaissons déjà et que l’IA Watson pourrait généraliser.
Finalement, ce sera au manager de valider, ou pas, les prescriptions de Watson pour ses subordonnés. Sous réserve que l’enveloppe d’augmentation initiale qui a été attribuée à son service soit suffisante. Au delà du mode de répartition, c’est Watson qui définit la taille de l’enveloppe, et c’est inquiétant.
En conséquence, l’IA apporte une certaine cohérence et rationalité dans la politique de rémunération, et permet au management de gagner du temps lors de l’attribution des augmentations.
Mais il y a de grosses réserves : 
  1. Respect de la loi sur les discriminations ? 
  2. Capacité de discernement et réactivité d’IBM pour déceler les indicateurs pertinents sans s’enfermer dans des prescriptions basées sur le passé ?
  3. Capacité d’IBM à obtenir la confiance des salariés dans son système qu’elle garde opaque ?  Notamment sur les indicateurs retenus et leur pondération.
  4. Double langage d’IBM qui prône à l’extérieur une IA éthique, transparente, non biaisée et explicite mais qui n’applique pas ces principes en interne. 
Si cet outil était mis en place dans la transparence avec la collaboration des différents acteurs de la création de  valeur d’IBM, nous l’envisagerions de manière plus positive.
Nous concluons cependant qu’il est prématuré de mettre en œuvre cet outil d’aide à l’indécision.

Article rédigé à la suite des négociations annuelles obligatoires sur les salaires.

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